L’AMENDEMENT I-CF380 : UN IMPÔT UNIVERSEL CONTRAIRE AU DROIT EUROPÉEN ET AUX CONVENTIONS FISCALES
- Jonathan Semon
- 21 oct.
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Le 21 octobre 2025, la commission des finances de l’Assemblée nationale a adopté l’amendement I-CF380 au projet de loi de finances pour 2026. Porté par le groupe La France Insoumise, ce texte entend instaurer un « impôt universel ciblé » applicable aux contribuables quittant la France vers des pays à faible fiscalité. L’objectif affiché est de freiner l’exil fiscal en maintenant, pendant dix ans après le départ, une obligation fiscale française sur les revenus mondiaux.
Mais derrière cet affichage politique se cache une construction fragile, heurtant à la fois le droit européen et le réseau conventionnel international.
I. LE MÉCANISME DE L’AMENDEMENT I-CF380
L'amendement I-CF380 vise deux catégories de contribuables. D'une part, les personnes de nationalité française, quelle que soit leur durée de résidence antérieure en France. D'autre part, les personnes ayant résidé au moins trois ans en France durant les dix années précédant leur départ, quelle que soit leur nationalité. Cette seconde catégorie est particulièrement importante car elle inclut les cadres expatriés étrangers, les entrepreneurs internationaux et les investisseurs ayant créé des liens fiscaux temporaires avec la France.
Pour que l'impôt universel s'applique, trois conditions cumulatives doivent être réunies.
Première condition, un lien avec la France : soit être de nationalité française, soit avoir résidé au moins trois ans en France dans les dix dernières années.
Deuxième condition, des revenus élevés : percevoir des revenus supérieurs à 230 000 euros par an, soit cinq fois le plafond annuel de la sécurité sociale.
Troisième condition, une destination à faible fiscalité : s'installer dans un pays dont la fiscalité est inférieure de plus de 40% à celle de la France.
Le dispositif prévoit un système d'imposition différentielle. Le contribuable reste imposable en France sur ses revenus mondiaux pendant dix années après son départ. Un crédit d'impôt est accordé pour l'impôt déjà payé dans le pays de résidence. En pratique, le contribuable paie la différence entre l'impôt français théorique et l'impôt étranger effectif. Cette mécanique ressemble à celle appliquée par les États-Unis dans le cadre de leur « citizenship-based taxation », mais avec une portée plus large puisqu'elle inclut les anciens résidents non-français.
Prenons le cas de Marc, entrepreneur français qui s'installe à Dubaï après avoir vendu sa start-up. Ses revenus annuels s'élèvent à 500 000 euros. L'impôt théorique en France serait d'environ 200 000 euros, compte tenu de la tranche marginale à 45% et des prélèvements sociaux. À Dubaï, il n'existe pas d'impôt sur le revenu des personnes physiques. Selon l'amendement I-CF380, Marc devrait donc payer 200 000 euros par an à la France pendant dix ans, soit une charge fiscale totale de 2 millions d'euros, et ce même s'il n'a plus aucun lien économique avec le territoire français.
II. LES INCOMPATIBILITÉS JURIDIQUES MAJEURES
A. Violation caractérisée du droit de l’UE
Les libertés fondamentales consacrées par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – libre circulation des travailleurs (art. 45 TFUE), liberté d’établissement (art. 49) et libre circulation des capitaux (art. 63) – interdisent toute mesure nationale dissuadant le départ ou la mobilité à l’intérieur de l’Union.
L’amendement I-CF380 produit un effet dissuasif évident : un cadre acceptant une mutation aux Pays-Bas ou un entrepreneur créant une filiale au Portugal resterait imposable en France pendant dix ans. Une telle contrainte porte atteinte à la liberté de circulation, comme l’a jugé la Cour de justice dans l’arrêt Lasteyrie du Saillant (CJUE, 11 mars 2004, aff. C-9/02), qui avait censuré l’exit tax française au motif qu’elle décourageait la mobilité des contribuables.
La CJUE a également précisé, dans l’arrêt National Grid Indus (CJUE, 29 novembre 2011, aff. C-371/10), que toute exit tax doit respecter le principe de proportionnalité : elle doit viser des montages artificiels, être limitée dans le temps et offrir des garanties de sursis. L’amendement I-CF380 méconnaît ces exigences : dix années d’imposition universelle, sans possibilité de décharge anticipée, constituent une restriction manifeste et disproportionnée.
En outre, la présomption irréfragable selon laquelle tout départ vers un État à fiscalité inférieure de 40 % constituerait un acte d’évasion fiscale est contraire à la jurisprudence Thin Cap Group Litigation (CJUE, 13 mars 2007, aff. C-524/04), qui exige que le contribuable puisse démontrer que son transfert répond à des motifs économiques réels. Le dispositif français érige donc en principe une suspicion généralisée d’abus, incompatible avec le droit européen.
B. Violation des conventions fiscales internationales
Le réseau conventionnel français, fondé sur le Modèle de Convention OCDE, repose sur le principe de résidence exclusive : un contribuable ne peut être résident fiscal que d’un seul État à la fois, et seul l’État de résidence peut imposer les revenus mondiaux. Les conventions signées par la France prévoient une répartition précise des droits d’imposition : salaires, dividendes, plus-values. L’amendement I-CF380 rompt cet équilibre en prétendant imposer des revenus dont la compétence revient exclusivement à l’État de résidence.
La clause de sauvegarde « sous réserve des conventions fiscales » ne résout rien ; elle constitue au contraire un aveu d’impuissance juridique. Dans la quasi-totalité des cas (Suisse, Belgique, Portugal, Singapour, Émirats arabes unis, Malte, etc.), les conventions interdisent toute imposition par la France des revenus de source étrangère. L’amendement serait donc inapplicable dans plus de 95 % des expatriations réelles.
Le mécanisme du crédit d’impôt ne suffit pas non plus à éviter la double imposition : divergences d’assiette, revenus exonérés à l’étranger, ou prélèvements sociaux français non couverts par les conventions. L’imposition résiduelle serait inévitable.
Enfin, la renégociation des conventions fiscales françaises pour permettre une telle extension d’imposition relèverait de la fiction diplomatique : chaque négociation dure plusieurs années, et aucun État attractif n’acceptera d’affaiblir sa souveraineté fiscale.
III.
CONCLUSION
L’amendement I-CF380 serait inapplicable au sein de l’Union européenne en raison des libertés de circulation et dans la quasi-totalité des pays conventionnés, du fait de la primauté des conventions fiscales (art. 55 de la Constitution). Les rares États non conventionnés à faible fiscalité représentent une fraction infime des expatriations réelles. Le rendement fiscal serait nul ; les coûts administratifs et contentieux, considérables.
Sur le plan économique, le texte enverrait un signal désastreux : celui d’un pays prêt à ignorer le droit européen pour satisfaire un réflexe idéologique. Il créerait une insécurité juridique majeure pour les contribuables et réduirait les efforts menés depuis dix ans pour renforcer l’attractivité de la France.
La lutte contre l’évasion fiscale mérite mieux qu’une mesure symbolique condamnée d’avance. Les outils existent : contrôle ciblé des montages artificiels (art. L. 64 LPF), extension mesurée de l’exit tax, échange automatique d’informations, coopération OCDE et G20.
Au total, l’amendement I-CF380 viole les libertés de circulation garanties par le TFUE et le principe de résidence exclusive issu du Modèle OCDE.
En raison de sa portée excessive, de sa durée disproportionnée et de son incompatibilité avec le réseau conventionnel, il serait inapplicable dans la quasi-totalité des situations. Une réforme fondée sur la justice fiscale ne saurait exister sans respect du droit. L’intention peut être louable, mais la méthode, ici, est juridiquement viciée.
Mots-clés : Impôt universel – Exit tax – Droit de l’Union européenne – CJUE – Conventions fiscales – Modèle OCDE – Exil fiscal – Proportionnalité – Article 55 Constitution – L. 64 LPF





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